TRANSFERT Art dans l’espace urbain

Martin Conrads

COLORIS GLOCAL

MARTIN CONRADS

À POINT NOMMÉ

Le concept d’in situ, (ré)employé dans l’art public des années 1990, renvoyait à une pratique participative qui faisait de l’esthétique le lieu où se rejoignaient exigence de communication et intervention dans l’espace réel – par le biais de la sculpture, du simulacre, de la politique, des campagnes, des sondages, etc. Depuis que sont apparus au milieu des années 1990 les nouveaux discours sur le net.art et la net.culture, le concept a connu un renversement partiel de sens et cherché à s’implanter aussi bien sur la toile (notion de site) que dans la spécificité techno-esthétique des lieux d’exposition délocalisés. Parler de lieu et de non-lieu prit sur la toile une nouvelle signification puisque, par principe, le site existe partout où l’on peut se connecter à un domaine, c’est-à-dire effectivement partout. L’exigence de communication et l’intervention dans l’espace réel coïncident dès lors que le protocole peut localiser le serveur. C’est donc à travers son mode d’accès que l’espace réel devient un espace abstrait.

Voir dans la ville un réseau d’options dont l’apparition relève du hasard et dont on peut se servir ou non pour aménager une exposition dans l’espace urbain, est une conséquence qui semble aller de pair avec ce qui a été exposé précédemment (tout comme du reste l’apparition soudaine ou la disparition inaperçue d’une œuvre d’art dans l’espace public, a lente infiltration au-delà du seuil de perception ou la transformation silencieuse et inaperçue d’une situation, si subtile qu’elle ne saurait être qualifiée de changement). Donner une tournure constructive à ce qui vient d’être dégagé reviendrait en fait à transposer, ne serait-ce que de façon allusive, l’escalade des méthodes rencontrées sur le net en matière d’économie et de marketing à la réflexion sur l’espace urbain. L’utilisation des médias par les citadins progresse en effet infiniment plus vite que leur appropriation critique des espaces publics urbains.

L’organisation, la production et la reproduction de l’art temporaire dans l’espace urbain se réfèrent structurellement à un concept d’espace public émancipateur et régulateur, ainsi qu’à Fluxus, à Dada, aux performances, à l’art d’ambiance, d’une part, et au Land Art d’autre part. L’art public nouveau genre – notion déjà en perte de vitesse – est entrée aujourd’hui, et peut-être depuis un certain temps déjà, dans sa phase de réflexion. Désormais, la réaction que provoquent l’espace urbain et ses habitants se situe dans un champ où ce n’est pas tant le désir d’être “accepté” qui importe que celui d’être remarqué.

“On a l’impression qu’à la fin du 20ème siècle, tout ce qui touche à l’art est en pleine mutation (si ce n’est son environnement formel et institutionnel), si bien que l’aspect extérieur d’une œuvre ne permet plus à lui seul de décider si c’est de l’art ou non.”1 Il semble que l’hypothèse de Stefan Heidenreich puisse désormais s’appliquer aussi aux expositions dans l’espace urbain, mais pour des raisons autres qu’institutionnelles. Depuis au moins la fin des années 1980 (c’est-à-dire depuis le moment où le discours sur les signes a quitté le domaine de la théorie pour entrer dans une praxis urbaine), la réaction suscitée par l’art placé dans le contexte public – qu’elle soit une réaction de surprise, d’irritation ou de désorientation – est en effet devenue pour l’essentiel une question de forme et d’esthétique, et non de provocation ou de connaissance. Les années 1990 ont tiré de toutes autres conclusions de l’échange symbolique qui a surgi de manière apparemment incontrôlée et s’est joué de la production technique des signes urbains – songeons par exemple aux graffitis. Les Space Invaders en mosaïque incrustés dans les murs de Paris, les fringues skim.com qu’on use jusqu’à la corde dans les zones piétonnes, et même les “6en” tracés au pinceau à chaque coin de rue de Berlin, tous ont désormais leur propre adresse URL. Celle-ci leur confère une existence topologique numérique au-delà de leur présence réelle. C’est de ce côté-là de la pratique que se situe le marché. Du tag entièrement gratuit à la guérilla urbaine et institutionnalisée du marketing, l’espace public devient un marché où l’on ne vend que du neuf et où l’art ne peut plus se prévaloir de la moindre velléité avant-gardiste.

Il n’est pas rare que, dans une perspective systématique, l’art in situ tire profit de cette situation en prenant pour thème ces constructions faites d’espace public, d’attente, de circulation et d’éphémère, mais en traitant ce thème de manière interne, c’est-à-dire sans autre ancrage que le système artistique lui-même : “ The shift to a horizontal way of working is consistent with the ethnographic turn in art and criticism : one selects a site, enters its culture and learns its language, conceives and presents a project, only to move to the next site where the cycle is repeated. (...) Today, as artists follow horizontal lines of working, the vertical lines sometimes appear to be lost.” 2

Face à une pratique horizontale qui saute de trope en trope, de site en site, Hal Foster oppose une pratique verticale qui aborde la forme du médium ou du genre du point de vue diachronique. Diachronique, au sens ici où il ne s’agit pas seulement de se servir de la ville comme d’un parc de matériaux, mais plutôt d’intégrer l’usage, la consommation, la fabrication, la production et la reproduction de l’espace urbain et périurbain dans un travail orienté vers la recherche de tropes potentiels.

THERE’S A CRITICAL MASS IN MY MANY-TO-MANY ART.

L’ornement n’est pas pensé par les masses qui l’élaborent. Aussi linéaire soit-il, aucune ligne ne se détache des particules de la masse pour rejaillir sur la figure d’ensemble. L’ornement s’apparente aux vues aériennes des paysages et des villes en ceci qu’il n’a pas son origine dans la réalité concrète des choses, mais qu’il la surplombe.” 3

Ce que Siegfried Kracauer écrivait en 1927 à propos des événements caractérisés par leur “portée internationale” et leur “auto-légitimation esthétique”, n’est plus vrai depuis longtemps : la masse participe à la cartographie, et est tout à fait consciente de son caractère ornemental. Chaque été, des masses d’artistes, de commissaires d’expositions, de critiques, de visiteurs, de passants (qui se trouvent là par hasard et, de ce fait, rejoignent les rangs des précédents), redessinent par leur seule qualité d’ornement le profil de telle ou telle ville le temps d’un week-end.

La masse des voyageurs, la vitesse des œuvres d’art et la permanence de l’espace urbain doivent entretenir un rapport d’interaction. Le camouflage, le mimétisme, l’évidence, l’usage des alias, la minimalisation sont les thèmes qui actuellement, après la pure simulation, peuvent (encore) susciter l’étonnement, et offrir à l’art une opportunité de se démarquer de l’ornementation, sans pour autant perdre le contact avec l’ornement et la masse.

Mais l’art temporaire dans l’espace urbain jouit d’un avantage certain : il réagit peu aux données du Cube Blanc, et encore moins à la pratique routinière bien rodée d’une situation spatiale dépourvue de flexibilité. Il peut reprendre ou préfigurer d’autres combinaisons que celles qui sont traditionnellement attachées à la galerie. Il se joue de l’authenticité du marché et de l’ouverture du lieu, tandis que l’art dans le Cube Blanc doit toujours composer avec l’originalité d’un intra muros.

Il lui faut toutefois se restructurer au moment où le fonctionnement de la ville ressemble de plus en plus à celui d’un marché. A l’aide du marketing par l’image et des tendances à la commutation massive qui se manifestent dans des domaines jusque-là jugés insignifiants, la ville, en prenant un coloris glocal, se transforme en satellite d’une conscience de masse gagnée par la nouvelle économie et soucieuse de la seule ornementation. Pris dans la double contrainte de l’intérêt particulier et du Xs4all (Access for all) désormais consumériste, la masse et l’espace public – en tant que sujet – continuent d’alimenter tout le débat urbain, ou du moins ils sont devenus le sujet du marché. Dorénavant on pourrait remplacer masse par prosommateur.

Là où les chemins de l’art, du marché, du temps et de la ville se croisent, apparaissent des vides qui doivent être régulés et compensés par l’ornementation de l’image d’ensemble. Jesko Fezer et Axel Wieder analysent à ce propos l’instrumentalisation d’une dichotomie qui, avec le feuilletage progressif du marché et de l’espace public, ne fait que s’intensifier : “Surinvestir l’espace public revient à dévaluer l’espace privé, lequel, pris dans une argumentation de type positif/négatif, ne se pense plus dès lors en terme de sphère politique. Mais l’espace public a besoin de cette sphère : celle-ci constitue le lieu où s’élabore toute capacité d’action, celui où s’appréhende la douleur engendrée par le manque, où s’éprouve l’expérience de la distance, où se nourrit le désir d’autonomie. (…) Là où l’espace public est mis en scène dans l’intérêt de l’optimisation du profit, le privé n’en sort pas indemne, lui non plus.” 4

Le public comme topos de l’art dans l’espace urbain et le privé en tant que cible effective du marketing urbain, semblent donc plus imbriqués que jamais. S’ajoute à cela, comme le remarque Simon Seikh5, qu’après les stratégies du Land Art et de l’art in situ des années 1970, certains projets d’aménagement de l’espace public urbain, se référant aux écrits de Michel Foucault (hétérotopies) et de Michel de Certeau (arts de faire), et politiquement engagés, ont souvent précipité, dans les années 1990, la théâtralisation et la mercantilisation de cet espace, quand ils ne s’y réduisaient pas tout simplement.

SITEUATIONS

Le défi que doivent dès lors relever artistes et commissaires d’expositions consiste à analyser, – outre les changements incessants affectant pratiquement tous les espaces urbains – la mutation radicale que connaissent aujourd’hui tant le concept d’espace public que celui d’intervention, et à immobiliser cette mutation dans le champ artistique de façon à ce qu’apparaisse une critique formelle de la conscience en tant que phénomène temporel. La distinction proposée par Diedrich Diederichsen entre “atmosphère” et “situation” serait ici l’occasion pour les artistes et les commissaires d’orienter leur action dans le sens de la “situation”. “C’est dans la situation qu’il faut chercher l’atmosphère, là où son potentiel stratégique est entièrement sondé. Maintenant il faut agir, spontanément ou en fonction d’un plan, de manière politique ou individuelle et/ou anarchique. C’est ici qu’apparaît le sujet souverain, le collectif bien rodé. La situation n’est pas un modèle tout fait et ennuyeux, elle exige de l’adresse dans l’action et de la clairvoyance dans l’interprétation des données. Mais elle est en principe intelligible, et au connaisseur rien ne saurait rester caché ou obscur. On peut en avoir une vue d’ensemble à partir du moment où on sait se mettre dans une position adéquate, celle de l’observateur. L’extrême rapidité du passage de la contingence à la détermination prouve qu’on a su tirer parti de la situation. (…) La transformation de la contingence en situation achève à chaque fois une constellation atmosphérique et en fait une situation que l’on peut retravailler : une praxis.”6

On retrouve la même inspiration situationniste dans les Neuf thèses contre les monuments du Critical Art Ensemble. Ces monuments, dans lesquels on peut voir aussi l’antithèse de l’art délibérément éphémère, apparaissent comme la tentative de créer, à partir d’une situation déjà comprise en tant qu’atmosphère, une contingence qui fait totalement abstraction des aspects temporels de l’in situ, dans la mesure où elle en a déjà tenu compte dans son projet. Cela revient à dire que l’existence de ces monuments se définit nécessairement de façon négative : “ Monuments eliminante the apprehension of locality. Monuments decontextualize their subject to the point where the experience of the individual and the location of everyday life collapse into the category of the idiosyncratic. (...) Without a sense of localization, marginals of all varieties have no place, as the general is not a part of their situation (regardless of whether this situation is brought about by objection or by imposition).”7

L’apparition d’un art délibérément éphémère dans l’espace urbain serait donc, par un effet de retournement, davantage un résidu anticipé de l’art qu’un monument. Dans le cas idéal, cet art intégrerait aussi le temporel en tant que composante sociale, à la différence du monument qui, lui, se contente d’amasser autour de lui du temps extérieur, de le stocker et de le restituer en tant qu’“ histoire”.

Maisons pensantes, prolifération de réseaux, interfaces graphiques (GUI) dynamiques, Global Players, Opéras cérébraux, urbanisme socio-cybernétique, portables à infrarouge, World Gaming, ville.com, cartes météorologiques, ciel ouvert – si l’on entend par là un art qui conçoit la ville comme du visible en chair et en pierre, on est sûr de rendre les véritables sujets invisibles. L’art de l’espace urbain ne nouerait de contact avec la visibilité ambiante des dispositifs concentrés sur l’invisible, qu’à partir du moment où il s’immiscerait dans l’espace qui sépare la sphère publique omniprésente de la sphère privée qui ne cesse précisément de s’amenuiser. Elle s’amenuise sous la forme de samples, de données résiduelles, de rushes inutilisés, de traces d’usure ou de décollage d’affiches publicitaires.

Il appartiendrait en ce sens à l’art d’adjoindre au thème de l’art dans l’espace (public), celui de l’espace (public) dans l’art : le premier en tant que bilan d’une atmosphère, le second en tant que possibilité d’analyse d’une situation spécifique susceptible de donner lieu à une pratique.

Comme le dit Franco Moretti en introduction à sa cartographie du roman européen8, la géographie littéraire peut chercher à s’appuyer sur deux méthodes : celle de l’étude de l’espace dans la littérature (en tant que thème implicite ou explicite de cette littérature elle-même), et celle de la littérature dans l’espace (ses trajets, ses tirages, sa vitesse et ses modes de distribution). Pour Moretti, toutes deux peuvent se recouvrir fortuitement, et elles se chevauchent effectivement au niveau de la méthodologie. Malgré, ou grâce à cela, on peut aborder les deux thématiques de la même façon, à savoir par la voie cartographique, ce qui permet de faire l’économie de l’accès morphologique, lequel ne s’intéresse qu’à la pure atmosphère.

Une adaptation réciproque de ces deux domaines, celui de l’art dans l’espace et celui de l’espace dans l’art, pourrait être un sujet contemporain d’art éphémère dans l’espace urbain, après et pendant les débats sur les cartographies d’artistes, les villes virtuelles et les études culturelles. C’est alors seulement que le recoupement des réflexions sur les contenus et les structures pourra profiter à l’art et à l’espace. Ce constat et les conséquences qu’il implique ne sont pas quelque chose de fondamentalement nouveau, mais à l’ère des espaces numérisés turbo-capitalistes (y compris ceux de l’art et de l’espace urbain), il est urgent qu’ils se réorganisent sans cesse, se protègent ou se fluidifient afin que leur pertinence soit vérifiée ou infirmée.

1 Stefan Heidenreich, Was verspricht die Kunst ?, Berlin Verlag, Berlin, 1998, p. 62.
2 Hal Foster, The Return of the Real. The Avant-Garde at the End of the Century, MIT Press, Cambridge, Londres, 1996, p. 202.
MIT Press, Cambridge, Londres, 1996, p. 202.
3 Siegfried Kracauer, Das Ornament der Masse, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1977, p. 52.
4 Jesko Fezer / Axel J. Wieder, “Geschickt gemacht: Jesus vertreibt die Händler vom Platz vor dem Tempel”, in Die Kunst des Öffentlichen, Verlag der Kunst, Amsterdam, Dresde, 1998.
5 Simon Seikh, “Site-specificity. From the margins to the social”, in Øjeblikket. Magazine for visual Culture. Special Issue # 1, vol. 8, 1998, p. 94.
6 Diedrich Diederichsen, Der lange Weg zur Mitte. Der Sound und die Stadt, Kiepenheuer & Witsch, Cologne, 1999.
7 Critical Art Ensemble, “Nine Theses Against Monument”, in Random Access 2 / Ambient Fears, Rivers Oram Press, Londres, 1996, p. 26.
8 Franco Moretti, Atlas of the European Novel. 1800-1900, Verso, Londres, New York, 1998, p. 3.




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  • Business as Usual, Robert-Tissot Christian, expo 2000
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  • Burnout, Hersberger Lori, expo 2000
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  • La magie au service de la vie quotidienne – Mode d’emploi, Fleury Jean-Damien, expo 2000
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  • Trance, Tzaig Uri, expo 2000
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  • What a Wonderful World, Monk Jonathan, expo 2000
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  • p-boy, Breuning Olaf, expo 2000
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  • Jardinage, Bossut Etienne, expo 2000
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  • Barrage, Signer Roman, expo 2000
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  • Multiprise suisse, Mercier Mathieu, expo 2000
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  • Glass Swing, Banz Stefan, expo 2000
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